étudiante Soukaina Achouba

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Le discours politique ou le pouvoir du langage


Introduction


Le phénomène politique est complexe. Comme le dit Claude Le Fort, il résulte d'un ensemble de faits qui relèvent d'ordres différents mais qui en même temps s'entrecroisent en permanence : faits politiques comme actes et décisions, ce qui pose la question de l'autorité et de la légitimité de ses acteurs ; faits sociaux comme organisation des relations sociales ce qui pose la question de la place et du rapport qui s'instaure entre les élites et les masses ; faits juridiques comme cadre qui régit les conduites, ce qui pose la question de l'action légiférante ; enfin, faits moraux comme lieu de pensée des systèmes de valeurs, ce qui pose la question de l'idéalité des régimes de gouvernance pour le bien des peuples.

Cela explique que, pour ce qui concerne son analyse, le phénomène politique soit l'objet d'étude de différentes disciplines : les sciences politiques (plutôt tournées vers les faits politiques), la sociologie politique (plutôt tournées vers les faits sociaux), le droit (tourné vers faits juridiques), la philosophie politique (s'intéressant aux faits moraux). Cela met en évidence du même coup, qu'il n'y a pas de domaine réservé de l'étude du politique, comme tendrait à le faire croire certains : du fait de l'entrecroisement de ces dimensions, s'impose au contraire, dans ce champ, une interdisciplinarité.

Et le discours, me direz-vous, où se situe-t-il ? Il traverse toutes ces dimensions du phénomène politique. Cela paraîtra évident pour les dimensions morale et juridique (la définition des valeurs et des lois se fait à l'aide, par et à travers le langage), mais aussi pour les dimensions sociale et actionnelle. C'est ce que je voudrais montrer maintenant. Je ne pourrai évidemment traiter de l'ensemble des questions qu'implique le rapport entre langage et action dans le domaine politique, et me contenterai de mettre en évidence comment le langage se noue à l'action dans le discours



politique et comment on retrouve ce nouage dans les différentes stratégies de parole qui se déploient dans ce champ.



Langage, action, pouvoir


Contrairement à une idée qui circule dans l'imaginaire social et qui oppose parole à action (soit dans la dissimulation, soit dans l'efficace), je partirai de l'hypothèse que le discours politique (mais aussi tout type de discours) n'a pas de sens hors de l'action, et que dans l'action se joue, pour le sujet politique (mais aussi pour tout sujet), l'exercice d'un pouvoir. Dans La condition de l'homme moderne, la philosophe Hanna Arendt dit : “L'action muette ne serait plus action parce qu'il n'y aurait plus d'acteur, et l'acteur, le faiseur d'actes, n'est possible que s'il est en même temps diseur de paroles”[1]

Discours et action sont deux composantes de l'échange social, chacune ayant une autonomie propre mais se trouvant en même temps dans une relation d'interdépendance réciproque et non symétrique vis-à-vis de l'autre. Tout acte de langage émane d'un sujet qui ne peut se définir que dans sa relation à l'autre, selon un principe d'altérité (sans l'existence de l'autre, point de conscience de soi). Dans cette relation à l'autre, le sujet n'a de cesse de ramener cet autre à lui, selon un principe d'influence, pour que cet autre pense, dise ou fasse selon son intention ; mais l'autre ayant son propre projet d'influence, il risque de se produire une confrontation entre les deux, ce qui les conduit à gérer leur relation, selon un principe de régulation. Dès lors, on peut dire que tout acte de langage est un agir sur l'autre. Principes d'altérité, d'influence et de régulation sont des principes fondateurs de l'acte de langage qui l'inscrivent dans un cadre actionnel, dans une praxéologie.

Mais agir sur l'autre ne peut en rester à une simple visée de faire faire, de faire dire ou de faire penser. La visée s'accompagne d'une exigence, celle de voir l'intention suivie d'effet. Cette exigence complète la visée communicationnelle par un but d'action qui consiste à mettre l'autre dans une position d'obligation à s'exécuter, c'est-à-dire dans une relation de soumission à la position du sujet qui parle. On peut alors se poser la question de savoir ce qui peut obliger le sujet visé à s'exécuter. On fera l'hypothèse que c'est soit l'existence d'une menace qui plane sur lui et qui risquerait de le mettre à mal s'il refusait d'obtempérer, soit l'existence d'une possible gratification qu'il pourrait obtenir s'il acceptait de se soumettre. Menace ou gratification constitue


une sanction. C'est cette possibilité de sanction qui confère au sujet parlant une autorité. Dès que celle-ci est reconnue par le partenaire, le projet d'influence acquiert une certaine force d'action (la force perlocutoire des pragmaticiens) ; du même coup, le sujet cible est mis dans une position de dominé, le sujet d'autorité dans une position de dominant, et les deux dans un rapport de pouvoir.

Enfin, on peut se demander “au nom de quoi” le sujet parlant a le droit d'exiger, au nom de quoi il peut exercer une sanction et au nom de quoi l'autre doit obéir. Cela revient en fin de compte à s'interroger sur ce qui fonde l'autorité. Le “au nom de quoi” renvoie à la question de la force de vérité dont témoigne l'acte de langage et qui serait susceptible de justifier ce qui doit être accompli. Plusieurs cas peuvent se présenter, mais on les ramènera à deux de base : la force de vérité est d'ordre transcendantal ou personnel.

D'ordre transcendantal, la force de vérité émane d'un extérieur au sujet qui le dépasse, une sorte de Tiers mythique ou de Grand Autre qui représente et dicte la loi absolue. Cela peut prendre diverses figures : la figure d'une puissance venant de l'au-delà (le “droit divin” des rois, des chefs d'Églises, des prophètes, voire des gourous) ; la figure d'une puissance résultant de la volonté des hommes, une entité abstraite qu'eux-mêmes ont institué en tiers les surdéterminant (le Peuple, l'État, la République, la Nation, voire le Progrès, la Science, etc.), ce que Durkheim appelle “le social divin”[1], le sujet n'étant ici que le délégué de cette volonté générale.

D'ordre personnel, la force de vérité est plus restreinte dans la mesure où elle est incorporée au sujet, comme un attribut qui lui appartiendrait en propre et lui confèrerait ce que l'on appelle “une autorité personnelle”, voir un “charisme” qui lui vient de sa filiation (héritage), de son expérience (le savoir-faire), de ses traits de personnalité (typification, héroïsation).

C'est de par cette position des partenaires de l'acte de langage dont l'interdépendance les inscrit dans des rapports de force non symétriques, que l'on peut dire que tout acte de langage est noué à l'action et que c'est de cette façon que se construit le lien social.



Le rapport langage-action dans le discours politique



Comment cela se noue-t-il dans le discours politique ? Parmi les analyses qui portent sur le champ politique, trois points de vue dominent quant à la définition du pouvoir : ceux de Max Weber, de Hannah Arendt et de Jürgen Habermas que l'on résumera brièvement.


Pour Max Weber, le pouvoir politique est directement lié à la domination et à la violence, suivant en cela une hypothèse générale : les relations humaines se fondent sur des rapports de dominant à dominé. Le pouvoir est donc pouvoir de domination qui s'accompagne d'une certaine violence, et, dans le politique, c'est l'État qui ayant force de domination impose son autorité à travers une violence qui a toutes les apparences de la légalité et qui oblige l'autre à se savoir dominé et donc à se soumettre : “L'État ne peut exister qu'à la condition que les hommes dominés se soumettent à l'autorité revendiquée chaque fois par les dominateurs”[1]

Pour Hannah Arendt, à l'encontre de Weber, le pouvoir politique résulte d'un consentement, d'une volonté des hommes d'être et de vivre ensemble. Dans toute communauté, les hommes sont en relation les uns avec les autres, dépendent les uns et des autres et doivent penser et agir ensemble pour réguler leur comportement et bâtir une possibilité de vivre ensemble. C'est cet “être ensemble” qui fonde le fait politique dans lequel pouvoir et action se définissent réciproquement : tout pouvoir est un pouvoir d'agir ensemble. Dans cette perspective, le pouvoir politique ne peut se justifier par le souci de domination de l'autre, ne peut s'exercer par la violence, car il n'est jamais que pouvoir résultant d'une volonté commune, pouvoir reçu, concédé par le peuple ou les citoyens : “Lorsque nous déclarons que quelqu'un est au pouvoir, nous entendons par là qu'il a reçu d'un certain nombre de personnes le pouvoir d'agir en leur nom”[2]. Le pouvoir politique ne s'attache donc pas à l'oppression, mais à la libre opinion.

Le point de vue de Jürgen Habermas semble réconcilier les deux précédents. En effet, il propose de distinguer un “pouvoir communicationnel” et un “pouvoir administratif”. Le premier existe hors de toute domination, l'initiateur —et en même temps le dépositaire— en étant le peuple qui le fait exister et circuler dans l'espace public. Ainsi s'instaure un espace de discussion dans lequel les citoyens échangent des opinions par la voie argumentative, formant ainsi l'“opinion publique” hors de toute tutelle d'État, “hors de tout pouvoir, dans un espace public non programmé en vue de la prise de décision, en ce sens inorganisé”[3]. Le pouvoir administratif, lui, implique toujours des rapports de domination. Il s'agit en effet d'organiser l'action sociale, de réguler par des lois et d'éviter ou repousser (par des sanctions) tout ce qui pourrait s'opposer à cette volonté d'agir. Ainsi s'institue un système politique qui tend à se défendre contre toute tentative de déstabilisation et pour ce faire exclue, sélectionne, cherche à être efficace et donc impose. En résumé, le pouvoir


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communicationnel est ce qui rend possible la construction d'un espace politique en mettant en scène la question de la légitimité, et le pouvoir administratif se fondant sur cette légitimité, tirant parti d'une volonté populaire, est ce qui met en place un dispositif de réalisation concrète du pouvoir en s'imposant à ceux-là mêmes qui l'ont fondé.



Il n'est pas question de discuter ici chacun de ces points de vue, ce qui a d'ailleurs été fait par nombre de philosophes. Mais je voudrais, en m'inscrivant dans la filiation d'Habermas et en y ajoutant quelque chose, défendre une conception du langage politique qui résulte dialectiquement de deux enjeux qui déterminent deux types d'activité sociale : l'activité du dire politique correspondant à l'enjeu du débat d'idées dans le vaste champ de l'espace public, lieu où s'échangent des opinions ; l'activité du faire politique, correspondant à l'enjeu de la prise de décision dans le champ plus restreint de l'espace et se posent des actes.

Ces deux champs se légitiment réciproquement, mais, à la différence d'Habermas et d'Arendt —et surtout de Weber qui ne voit qu'un seul champ, celui où s'exerce une “violence légitime”, dans lequel se fondent légitimité et autorité—, on ajoutera que chacun d'eux se définit selon des rapports de force et un jeu de domination qui lui est propre. Chacun le fait en mélangeant langage et action, bien qu'avec des différences : dans le premier (l'activité du dire), c'est le langage qui domine, à travers une lutte discursive dans laquelle bien des coups sont permis (manipulation, prosélytisme, menaces, promesses, etc.), l'enjeu étant l'imposition d'une opinion ; dans le second (l'activité du faire), c'est l'action comme lieu où s'exerce le pouvoir d'agir entre une instance politique qui se dit souveraine et une instance citoyenne qui, à tout moment, peut s'autoriser à demander des comptes, l'enjeu étant une domination faite de réglementation, de sanction et de revendication.

Si toute production discursive dépend pour sa signification des enjeux que déterminent les finalités sociales, on dira que l'on a affaire ici à deux types d'activité discursive : l'une tournée vers les idées et leur force de vérité (lieu de fabrication des idéologies). C'est le politique ; l'autre tournée vers les acteurs et leur force d'action (lieu de fabrication des rapports de force). C'est la politique. On voit comment, dans le champ politique, le langage se noue à l'action.



Paroles du politique et stratégies discursives
Je voudrais maintenant montrer les incidences d'un tel présupposé sur l'analyse du discours politique. Ici aussi, je m'en tiendrai à quelques aspects.

Que le sujet politique se trouve en situation d'énonciation de “hors gouvernance” (lorsqu'il s'agit, par exemple, d'accéder au pouvoir en étant candidat à une élection), ou de “gouvernance”[1] (lorsqu'il est "aux affaires"), il lui faut agir et communiquer, communiquer et agir, mais avec des stratégies légèrement différentes, du fait qu'il se trouve dans des positions de légitimité différentes. Mais dans un cas comme dans l'autre, divers types de parole (ou stratégies discursives) sont à sa disposition : parole de promesse, parole de décision, parole de justification, parole de dissimulation.



La parole de promesse (et son pendant l'avertissement) doit définir une idéalité sociale, porteuse d'un certain système de valeurs et les moyens d'y parvenir. Ce discours se veut à la fois idéaliste et réaliste (la conjonction des contraires). Mais en même temps, cette parole doit être crédible aux yeux de l'instance citoyenne, et donc le sujet qui fait une promesse doit être lui-même crédible, ce qui le conduit à se construire une image (un ethos) de conviction. Enfin, devant faire adhérer le plus grand nombre à son projet, le sujet politique cherche à toucher son public, en faisant appel tantôt à la raison, tantôt à l'émotion, dans des mises en scène diverses (déclarations médiatiques, meetings, professions de foi écrites, tracts, affiches, etc.) : la parole de promesse-avertissement doit donc acquérir, non point tant une force de vérité, qu'une force d'identification à une idée et à un homme ou à une femme.



La parole de décision est essentiellement une parole de faire qui est fondée sur une position de légitimité. Dans le champ politique, elle dit trois choses : (i) il existe un désordre social (une situation, un fait, un événement), lequel est jugé inacceptable (il échappe à une norme sociale ou au cadre juridique existant, sinon, il n'y aurait qu'à appliquer la loi) : elle énonce une affirmation comme : “ça ne va pas” ; (ii) elle dit que doit être prise une mesure pour résoudre cette anormalité et la réinsérer dans un ordre nouveau ou dans un nouveau cadre juridique : elle énonce une affirmation d'ordre déontique, quelque chose comme : “on doit réparer” ; (iii) elle révèle en même temps la mesure qui est mise en application dans l'instant même de son énonciation : c'est là son caractère performatif.


Décision d'intervenir ou non dans un conflit, décision d'orienter la politique économique dans telle ou telle direction, décision de faire édicter des lois, autant d'actes qui sont posés par une parole décisionnelle qui signifie à la fois anormalité, nécessité et performativité. Rappelons-nous la déclaration radiodiffusée du Général De Gaulle à son retour de Baden Baden, en mai 68 : “Dans les circonstances présentes, je ne démissionnerai pas, je ne changerai pas mon Premier ministre, (…). Je dissous, aujourd'hui même l'Assemblée nationale,…”. Tout y est : prise en compte du désordre social, nécessité d'un nouvel ordre, accomplissement d'une série d'actes par la proclamation elle-même.



La parole de justification apparaît lorsque toute prise de décision, toute annonce d'action —même en position d'autorité— a besoin d'être relégitimée, dû au fait qu'elle est interrogée ou remise en cause par les adversaires politiques ou les mouvements citoyens. D'où une attitude discursive qui consiste à revenir sur l'action pour lui donner (lui rappeler) sa raison d'être. Nombre de déclarations de chefs de l'État, de chefs du gouvernement ou de ministres en charge de certains dossiers, sont destinées, face aux critiques ou aux mouvements de protestation, à justifier leurs actions (c'est par exemple le discours dominant des rapports que fait le porte-parole du gouvernement à l'issue de chaque Conseil des ministres). Le discours de justification confirme le bien fondé de l'action et ouvre la possibilité de nouvelles actions qui en sont le prolongement ou la conséquence. Une “illustration et défense” mais pour poursuivre l'action. Il ne s'agit ni d'un aveu, ni d'une confession. Il s'agit de passer d'une position éventuelle de coupable à une position de bienfaiteur responsable de ses actes, justifiant en même temps la poursuite de l'action



La parole de dissimulation est un autre aspect intrinsèque au discours politique. Contrairement à une idée qui se répand de plus en plus, l'acteur politique ne dit jamais n'importe quoi. Il sait qu'il doit prévoir trois choses : les critiques de ses adversaires, les effets pervers de l'information médiatique et les mouvements sociaux qu'il doit tenter de neutraliser par avance. S'installe alors un jeu de masquage entre parole, pensée et action qui conduit à examiner la question du mensonge en politique.

On le sait, il y a mensonge et mensonge. La pensée philosophique l'a dit depuis longtemps. Ce serait une attitude naïve de penser que le mensonge est ou n'est pas et qu'il s'oppose à une vérité unique. Le mensonge s'inscrit dans une relation entre le sujet parlant et son interlocuteur. Le discours mensonger n'existe pas en soi. Il n'y a de mensonge que dans une relation en fonction

 de l'enjeu que recouvre cette relation. Il est un acte volontaire. De plus, il faut considérer que le mensonge n'a pas la même signification ni la même portée, selon que l'interlocuteur est singulier ou pluriel ou que le locuteur parle en privé ou en public. La scène publique donne un caractère particulier au mensonge.

Tout homme politique sait qu'il lui est impossible de dire tout, à tout moment, et de dire les choses exactement comme il les pense ou les réalise, car il ne faut pas que ses paroles entravent son action. Pour tenter de résoudre ce problème, apparemment insoluble, plusieurs stratégies se présentent à lui :

-) La stratégie du flou. Au moment où l'homme politique prononce des promesses ou des engagements, il ne sait pas de quels moyens il disposera ni quels seront les obstacles qui s'opposeront à son action. Il peut alors faire ses promesses et déclarer ses engagements, mais de façon floue et parfois alambiquée, espérant gagner du temps, ou pariant sur l'oubli de la promesse. Par exemple, candidat à la présidence de la République, on peut toujours déclarer vouloir donner priorité à la recherche, et ne pas tenir cet engagement une fois devenu élu : l'action est annoncée mais point engagée. Il s'agit donc de rester dans le flou, mais dans un flou qui ne fasse pas perdre de la crédibilité. L'homme politique ne peut faillir sur ce point.

                 -) La stratégie du silence, c'est-à-dire l'absence de déclaration : on livre des armes à un pays étranger, on met un ministère sur écoute, on fait couler le bateau d'une association écologiste, mais on ne dit ni n'annonce rien. On tient l'action secrète. On a affaire ici à une stratégie qui suppute qu'annoncer ce qui sera effectivement réalisé à terme provoquerait des réactions violentes qui empêcheraient de mettre en œuvre ce qui est jugé nécessaire pour le bien de la communauté. C'est ce même genre de stratégie qui est parfois employé dans les cercles militants, chaque fois qu'il s'agit de “ne pas désespérer Billancourt”[1] comme l'aurait dit J.P. Sartre en 68.

                 -) Un cas plus clair est celui de la stratégie de dénégation. L'homme politique, pris dans des affaires qui font l'objet d'une action en justice, nie son implication ou celle de l'un de ses collaborateurs. Dans l'hypothèse où il aurait une quelconque responsabilité dans ces affaires, nier revient à mentir, soit en niant les faits (l'affaire des diamants de Bokassa), soit en portant un faux témoignage (l'affaire OM-Valenciennes), le tout étant qu'on ne puisse apporter la preuve de l'implication des personnes dans ces affaires.

Il y a cependant une version plus noble de cette stratégie de dénégation qui est la stratégie du “coup de bluff” : faire croire que l'on sait alors que l'on ne sait pas et prendre le risque d'avoir à

en apporter la preuve. On se rappellera le débat Giscard-Mitterand de 1974 au cours duquel Giscard a menacé Mitterand de lui sortir de la chemise qu'il avait devant lui, la preuve de ses allégations (alors que le dossier ne contenait que des pages blanches), ce que Mitterrand refera à son tour face à Chirac au débat de 1988.

-) Une autre stratégie est celle de la raison suprême : on ne dit pas, on dit faussement ou on laisse croire au nom de “la raison d'État”. Le mensonge public est alors justifié parce qu'il s'agit de sauver, à l'encontre de l'opinion ou même de la volonté des citoyens eux-mêmes, un souverain bien, ou ce qui constitue le ciment identitaire du peuple sans lequel celui-ci se déliterait. Platon défendait déjà cette raison “pour le bien de la République”[1], et certains hommes politiques ont eu recours à celle-ci —serait-ce de façon implicite— en des moments de forte crise sociale. On a le sentiment que, dans ce cas, on ne pourrait parler de mensonge, ou alors de ce que l'on appelle un “mensonge pieux” comme on parle d'un vœu pieux. Car l'on a affaire à un discours qui, s'il trompe l'autre, c'est pour son bien. Et ici l'autre étant un peuple, c'est pour le sauver. C'est souvent au nom d'une raison supérieure que l'on doit taire ce que l'on sait ou ce que l'on pense, c'est au nom de l'intérêt commun que l'on doit savoir garder un secret. C'est ainsi que l'on peut entendre l'ambigu “Je vous ai compris” lancé par De Gaulle à la foule d'Alger.

De toutes ces stratégies, il semble que seule la dénégation soit à coup sûr condamnable parce qu'elle touche le lien de confiance, le contrat social, qui s'établit entre le citoyen et ses représentants. Les autres cas peuvent se discuter, et bien des penseurs du politique l'on fait[2] : Machiavel, pour qui le Prince doit être un “grand simulateur et dissimulateur”[3] ; de Tocqueville pour qui certaines questions doivent être soustraites à la connaissance du peuple qui “sent bien plus qu'il raisonne”[4]. L'on pourrait même dire avec quelque cynisme que l'homme politique n'a pas à dire le vrai, mais à paraître dire le vrai : le discours politique s'interpose entre l'instance politique et l'instance citoyenne créant entre les deux un jeu de miroirs : “Les yeux dans les yeux, je le conteste” disait Mitterrand à Chirac.



Les contraintes de la parole politique




Si l'on veut analyser le discours politique comme production langagière dans des rapports de persuasion, il faut tenir compte de trois types de contraintes qui sont inscrites dans le contrat de communication politique : contraintes de simplicité, contraintes de crédibilité, contraintes de dramatisation.



Des contraintes de simplicité, car s'adresser aux masses, c'est s'adresser à un ensemble d'individus hétérogènes et disparates du point de vue de leur niveau d'instruction, de leur possibilité de s'informer, de leur capacité à raisonner et de leur expérience de la vie collective. Cela implique que l'on mette en exergue des valeurs qui puissent être partagées et surtout comprises par le plus grand nombre, faute de quoi l'on se couperait du public. L'homme politique doit donc chercher quel peut être le plus grand dénominateur commun des idées du groupe auquel il s'adresse, tout en s'interrogeant sur la façon de les présenter : il lui faut donc simplifier, simplifier les idées et simplifier le raisonnement.

Simplifier les idées n'est pas aisé et comporte un risque. Ce n'est pas aisé parce que les idées s'organisent en systèmes de connaissances et de croyances qui s'entremêlent et les rendent compliquées à exposer. Simplifier, c'est donc tenter de réduire cette complexité à sa plus simple expression. C'est là qu'apparaît un risque, le risque d'aboutir à une fausse vérité : “Le traité de Maastricht donne le droit de vote aux étrangers et par là même à tous ceux qui arriveront légalement ou illégalement à traverser nos frontières”, dit Jean-Marie Le Pen[1].

Simplifier le raisonnement conduit l'orateur politique à abandonner la rigueur de la raison au profit de sa force. Il ne s'agit pas tant de vérité que de véracité : dire, non pas ce qui est vrai, mais ce que je crois vrai et que vous devez croire vrai. Ainsi voit-on fleurir trois types de raisonnement causal susceptibles d'être compris :

-) l'un, dit principiel, qui pose en principe d'action ce qui en est la finalité : “Parce que vous voulez une France forte, vous voterez pour un projet libéral”[2] ; il n'est pas dit ici qu'il faut poser un acte (voter) dans le but d'obtenir quelque chose (une France forte), mais est posé d'abord le principe (une France forte) qui doit entraîner obligatoirement (obligation morale) un acte déterminé (voter). Ce mode de raisonnement vise à faire adhérer les individus à un principe, choix moral, qui devrait constituer le fondement de leur adhésion au projet politique qui leur est proposé.


-) un autre, dit pragmatique, qui pose une prémisse et en donne la conséquence ou le but envisagé. Un rapport de cause à conséquence, mais avec un glissement logique d'une causalité possible à une causalité inéluctable, qui vise à faire croire qu'il n'y a pas d'autre conséquence que celle énoncée, ou pas d'autre but à poursuivre que celui annoncé : “Si l'on baisse les impôts, on augmente le pouvoir d'achat”[1].

-) un troisième type de raisonnement, dit par analogie, peut-être le plus fréquent dans le discours politique, qui procède à des comparaisons, des mises en parallèle, des homologies. Analogie avec des faits qui ont eu lieu (comme s'il s'agissait d'une jurisprudence) : “Rappelez-vous les grèves de 95 !”, “L'Amérique ne connaîtra pas un nouveau Vietnam !” rappel de l'action des grands hommes de l'histoire pour les faire parler sur des situations présentes : “De Gaulle aurait voté la Constitution européenne” ou imaginer leur désapprobation : “De Gaulle doit se retourner dans sa tombe”. Toute comparaison est un piège : elle est éminemment subjective, mais dans le discours politique elle est souvent “essentialisante”, c'est-à-dire porteuse d'un effet d'évidence.



Des contraintes de crédibilité qui conduisent le sujet politique à se fabriquer une image de soi, un ethos, qui doit servir de support d'identification pour l'auditoire : ethos de lucidité “J'ai conscience que…” ; ethos d'engagement en exprimant sa volonté d'agir : “Je vous ai entendu, et m'engage à changer les données de la politique” ; ethos d'autorité : “C'est en tant qu'élu, représentant du peuple, que je demande la mise en examen du Président de la République”, à quoi il a été répondu par un ethos de vertu “Vous me connaissez, tous ceux qui me connaissent savent que je n'ai jamais cherché à m'enrichir personnellement”.



Enfin, des contraintes de dramatisation qui conduisent le sujet politique à animer la scène de la vie politique en employant des mots et des arguments qui fassent mouche, c'est-à-dire touchent l'émotion du public : arguments plus ou moins directs de menace “Si on laisse passer la chance de l'Europe unie, c'est non seulement son affaiblissement face à la puissance des États-Unis, mais aussi celui de notre pays”[2] ; arguments présentant un dilemme : “De Gaulle ou le chaos” ;

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arguments par disqualification de l'adversaire : “Il y en a qui vous recommande l'abstention. Est-ce qu'ils n'auraient aucun avis sur l'Europe ?”, ou sa mise en contradiction : “Il n'y a guère, vous étiez contre l'Europe de Maastricht, et maintenant vous en célébrez les bienfaits !”.





Conclusion


Le politique est un domaine où se jouent des rapports de force symboliques pour la conquête et la gestion d'un pouvoir. S'il est vrai que toutes les phases de ce jeu ne sont pas à mettre sur le même plan au regard d'une éthique politique, il est également vrai que l'on se trouve ici à l'articulation de ce que sont les deux forces qui animent la vie politique : l'idéalité des fins (le politique) et la mise en œuvre des moyens pour les atteindre (la politique).

Mais il faut se rendre à l'évidence, le discours politique met davantage en œuvre une visée d'incitation à penser et à faire qu'une visée de démonstration. Il y aurait un certain angélisme à croire que le discours de l'acteur politique est seulement tourné vers la définition d'une idéalité sociale. Il s'agit moins d'établir une vérité en raison, indépendamment des opinions, que de chercher à transformer (ou renforcer) des opinions empreintes de croyances. Le discours politique est toujours un discours adressé, et du même coup, les récepteurs de ce discours, les citoyens, en sont partie prenante. C'est la raison pour laquelle on peut dire que les peuples sont responsables —d'une co-responsabilité entre masses et élites— du régime politique dans lequel ils vivent, et ce par opinion publique interposée : il en est ainsi de la France de Vichy, comme de la France de la colonisation ou de celle du 21 avril 2002.

La mise en scène du discours politique oscille entre l'ordre de la raison et l'ordre de la passion, mélangeant logos, ethos et pathos pour tenter de répondre à la question que nous sommes tous censés nous poser : “Qu'est-ce qui fait que je devrais adhérer à telle ou telle valeur, telle ou telle action politique (via tel ou tel parti, tel ou tel personnage) ?”. On est en pleine “subjectivation” du politique, comme l'on dit Tocqueville, Foucault ou Deleuze, une subjectivation qui fait s'entremêler inextricablement affect et rationalité, histoires personnelles et histoires collectives, espace public et espace privé, religion et politique, sexe et pouvoir.

Alors, perversité du discours politique qui doit entretenir en permanence la coexistence d'une “désirabilité sociale et collective” sans laquelle il ne peut y avoir de quête d'un bien souverain, et d'un “pragmatisme” nécessaire à la gestion du pouvoir sans lequel il ne peut y avoir d'avancée vers cette idéalité, ou mentir vrai, comme l'a dit Aragon à propos de l'acte littéraire ? Car entrent ici en collision une vérité des apparences mise en scène par le discours et une vérité des actions mise en œuvre par des décisions. Dans le discours politique, les deux se fondent dans un “vrai-semblant” sans lequel il n'y aurait pas d'action possible dans l'espace public. C'est peut-être là l'un des fondements de la parole politique.

vers cette idéalité, ou mentir vrai, comme l'a dit Aragon à propos de l'acte littéraire ? Car entrent ici en collision une vérité des apparences mise en scène par le discours et une vérité des actions mise en œuvre par des décisions. Dans le discours politique, les deux se fondent dans un “vrai-semblant” sans lequel il n'y aurait pas d'action possible dans l'espace public. C'est peut-être là l'un des fondements de la parole politique.




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